Les précurseurs
L'histoire de la comptabilité
nationale est relativement récente mais elle s'inscrit dans la longue tradition
statistique qui commença avec les recensements de population. Dès la plus haute
l'Antiquité, en effet, les états ont cherché à évaluer leur principale
richesse, la source de leur puissance, c'est-à-dire les populations qui vivent
sur leurs territoires. Ces recensements de population répondaient avant tout à
des préoccupations d'ordre fiscal, ils furent suivis de relevés de prix et de
statistiques sur le commerce ou la production de certains biens ayant une
importance stratégique.
Mais il fallut attendre les
années 1660 pour qu'apparaissent les premiers travaux pouvant réellement être
considérés comme des précurseurs de la comptabilité nationale. C'est ainsi
qu'en 1665 William Petty réalise les premières estimations du revenu national
et de la richesse de l'Angleterre. En 1696, toujours en Angleterre, Gregory
King réalisa un système intégré de statistiques qui peut être considéré comme
un ancêtre de la comptabilité nationale. En France, Vauban fit réaliser des
études visant à mesurer le revenu national, mais c'est surtout Quesnay qui fait
figure de grand précurseur. Son Tableau Economique de 1758 se rapprochait en
effet beaucoup, par sa structure, de ce que sont les comptes nationaux
actuellement, montrant en particulier les interdépendances entre les secteurs
de l'économie. Tous ces travaux ont en commun d'être étroitement liés à des
préoccupations fiscales, les travaux de Petty et King prenant même une
dimension stratégique puisqu'ils visaient à comparer la capacité de
l'Angleterre, de la Hollande et de la France à soutenir un effort de guerre.
Mais ces travaux furent critiqués pour leur manque de fiabilité aussi
restèrent-ils sans suite notable jusqu'au XXe siècle.
La naissance de la comptabilité
nationale
Dans les années 1930 et 1940, les
travaux du britannique Colin Clark et de l'américain Simon Kuznets permirent
d'améliorer considérablement la mesure du revenu national mais c'est
précisément en 1936 qu'eut lieu l'évènement décisif qui fut directement à
l'origine de la comptabilité nationale.
Cette année-là, le monde est
plongé dans la dépression depuis sept ans, les chômeurs se comptent par
millions, les démocraties sont menacées par la montée des totalitarismes, mais
les théories économiques dominantes continuent d'enseigner que le sous-emploi
ne peut être que temporaire, que les lois du marché rétabliront naturellement
la situation et que l'Etat ne doit pas intervenir directement dans la vie économique.
C'est dans ce contexte que
l'économiste et homme d'affaires anglais, John Maynard Keynes, publie son
ouvrage "Théorie Générale de l'Emploi, de l'Intérêt et de la
Monnaie". Ce livre s'attaquait aux bases de la théorie économique
classique et démontrait que, s'il n'est pas combattu activement, le chômage
peut être durable. Il mettait ainsi en évidence la responsabilité de l'Etat
qui, par sa politique budgétaire, pouvait ramener le pays au plein emploi.
Rarement un livre aura eu un tel impact, tant au niveau théorique que pratique.
En effet, pendant près d'une trentaine d'années, la politique économique de
tous les pays du monde occidental fut directement basée sur les principes
définis par Keynes. Ce n'est que dans les années 70, avec le développement d'un
chômage résistant aux thérapies keynésiennes, qu'une remise en cause sérieuse
des théories et des préceptes de Keynes est apparue. Quoi qu'il en soit,
l'influence keynésienne reste très forte et nombre de concepts introduits dans
la "Théorie Générale" restent à la base des théories économiques
dominantes de nos jours. On a donc pu, à juste titre, parler de
"révolution keynésienne".
La comptabilité nationale, telle
qu'elle existe actuellement dans tous les pays du monde, s'inscrit directement
dans le prolongement de l'oeuvre de Keynes, et ceci quelles que soient par
ailleurs les orientations des politiques économiques menées. En effet, à
l'origine, c'est pour permettre aux Etats de mettre en place efficacement les
recommandations de Keynes qu'a été créée la comptabilité nationale. Par la
suite, sa cohérence, sa rigueur et sa continuité l'ont imposé comme un outil
irremplaçable d'analyse de l'activité économique, indépendamment de l'adhésion
ou non aux conceptions qui ont prévalu à sa naissance. La comptabilité
nationale a ainsi pu survivre à la remise en cause de la théorie qui la
sous-tendait.
C'est de 1936 également que date
la publication de l'article de l'économiste américain Wassily Leontief qui fut
à l'origine des tableaux entrées-sorties qui jouent un rôle important en
comptabilité nationale.
Il fallut attendre la fin de la
seconde guerre mondiale pour que se développent véritablement les premiers
systèmes de comptes nationaux. Pour la première fois, en effet, étaient réunies
les trois conditions nécessaires à la naissance de la comptabilité nationale :
§
une volonté politique des Etats, qui souhaitaient à l'époque disposer
d'outils leur permettant d'intervenir efficacement dans la vie économique
nationale ;
§
une théorie économique suffisamment dominante pour imposer à tous ses
concepts ;
§
des appareils statistiques performants.
En Grande-Bretagne R. Stone et J.
Meade proposent dès 1941, dans un Livre Blanc, un système articulé de comptes.
La même année, J. Tinbergen réalise le premier système pour les Pays-Bas. En
France les premiers travaux théoriques sont l'œuvre de A. Vincent et les
premiers comptes, portant sur l'année 1938, sont réalisés en 1945 à l'Institut
de conjoncture par M. Froment. Par la suite, une équipe du Commissariat Général
du Plan constituée de Dumontier, Froment, Gavannier et Uri fut chargée
d'élaborer les comptes.
Après les premiers travaux, la
comptabilité nationale évolua différemment dans chaque pays. Dans un souci de
normalisation, l'ONU adoptait en 1950 un système qui avait vocation à servir de
base aux comptes de tous les pays. Il ne sera cependant pas adopté partout, si
bien que, schématiquement, il était possible de distinguer trois grandes écoles
de comptes au sortir des années 50 :
§
l'école anglo-saxonne, d'inspiration libérale qui se contentait de
comptes légers ;
§
l'école soviétique qui adoptait un système de comptes très lourd adapté
à son type très particulier de planification centralisée ;
§
l'école française qui, pour répondre aux besoins de la planification,
avait créé un système original, intermédiaire entre le système anglo-saxon et
le système soviétique.
Les travaux d'harmonisation au
niveau international se poursuivirent toutefois sous l'égide des Nations Unies
si bien qu'en 1970 l'ONU publiait le document méthodologique du Système de
comptabilité nationale (SCN) dont est dérivé le système européen des comptes
(SEC 1979). Ces systèmes étaient en fait une synthèse des systèmes anglo-saxons
et français.
La normalisation internationale
Au niveau européen,
l'instauration en 1989 d'une nouvelle ressource propre pour la Commission
Européenne, la quatrième ressource, fut l'occasion d'une accélération
significative du processus d'harmonisation des normes et méthodes de
comptabilité nationale. En effet, la contribution des états membres à cette
quatrième ressource était basée sur le produit national brut (PNB), important
agrégat de comptabilité nationale. Pour que la contribution de chaque pays soit
équitable il devenait alors essentiel que les méthodes de calcul du PNB soient
comparables dans l'ensemble des pays de l'Union Européenne. Un comité constitué
de représentants de l'ensemble des états membres fut alors créé par une
directive du Conseil Européen. Ce comité, appelé comité PNB, avait pour charge
de vérifier la conformité des méthodes de calcul des PNB avec les
recommandations du SEC et de prendre des mesures pour accroître la
comparabilité et la représentativité des PNB.
Au niveau mondial, la publication
du Système de comptabilité nationale des Nations Unies de 1993 (SCN 1993)
marque le début d'une véritable harmonisation des différents systèmes de
comptabilité nationale existants de par le monde. Il fut, en effet, réalisé
sous la responsabilité conjointe d'Eurostat (Commission Européenne), du Fonds
monétaire international (FMI), de l'Organisation de coopération et de
développement économique (OCDE), de la Banque mondiale, et des Nations Unies.
L'influence française y était importante notamment grâce à André Vanoli qui fut
avec Peter Hill l'un des principaux auteurs du manuel révisé.
Les recommandations du système
révisé furent reprises dans le monde entier et, en particulier, au niveau
européen où elles furent précisées dans le Système européen des comptes de 1995
(SEC 1995). La particularité du SEC 1995 est de faire partie d'un règlement du
Conseil de l'Union Européenne en date du 25 juin 1996, ce qui lui confère un
caractère obligatoire pour l'ensemble des états membres de l'Union. Après
l'adoption du SEC 1995 le revenu national brut (RNB) remplaça le produit
national brut pour le calcul de la répartition de quatrième ressource et le
comité PNB devint le comité RNB.
Le processus de normalisation se
poursuit de nos jours, ainsi la révision du système des Nations Unies,
entreprise sous la responsabilité conjointe d'Eurostat, du FMI, de l'OCDE, de
la Banque Mondiale et des Nations Unies, s'est terminée avec la publication du
Système de comptabilité nationale 2008 (SCN 2008) et la révision du système
européen s'achève sous la responsabilité d'Eurostat avec le Système européen
des comptes 2010 (SEC 2010) qui s'imposera à tous les pays européens à partir
de 2014.
Francis Malherbe
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